L’Homme chemine seul
Entouré, mais seul
Toujours seul
Me voici de nouveau au centre de l’arcane. Je suis ballotée parmi d’autres mémoires dans le baluchon du Mat. Je voyage en compagnie d’amies, plus ou moins chanceuses : blessures, vexations, honte, échecs, colères, chagrins, deuils, dépressions, séparations, doutes, culpabilité, humiliations, abandon, rejet, trahison, frustrations… Toutes dans le même sac nous cheminons depuis des vies et des vies. Parfois oubliées, profondément refoulées ou effacées nous prenons une teinte presque transparente, puis un beau jour, une parole, un geste, une odeur ou n’importe quel autre stimulus nous réveille et nous retrouvons toute notre énergie. D’inertes nous devenons dynamiques. La période de calme que nous venons de vivre nous permet d’avoir une puissance incontrôlable. Sauvages, furieuses, nous surgissons de l’ombre comme une horde noire.
Ainsi aujourd’hui, Le Mat nous a posé son balluchon couleur chair sur le sol près d’un ruisseau et le chant de l’eau sur les pierres nous a réveillé : une autre vie, une autre époque, une scène identique… et nous voilà de retour, aussi vivantes et destructrices que la première fois. Il n’a rien compris. Encore une fois il n’a rien compris. Depuis des vies et des vies que nous revenons régulièrement, et il ne voit rien venir, et il ne comprend rien. Il emprunte pourtant un nouveau chemin à chaque fois, une vie différente, un être humain différent, des désirs, des valeurs, des idées différents, mais chaque fois nous parvenons à le surprendre, à le mettre à terre. C’en est presque décevant tellement il est prévisible. A chaque fois nous sommes sûres de l’atteindre, nous savons que l’une de nous le touchera, c’est certain.
Cette fois-ci c’est Doute qui a pris Le Fou au dépourvu, le bruit de l’eau sur les pierres l’a reporté à son insu dans son antépénultième vie, lorsqu’il s’est noyé. Là est le point douloureux : la noyade ! Bien sûr, actuellement il ne s’en souvient plus, c’est normal, la naissance permet d’oublier, de tout oublier. Seulement voilà, aujourd’hui, Doute s’est réveillé et le projet du Fou a été déséquilibré, peut-être même a-t-il avorté !
C’est incroyable, il a suffi d’un rien pour le déstabiliser : un doute ! Et toute la construction de son projet a chancelé. C’est si facile pour nous, les mémoires, de vous faire perdre l’équilibre, si facile… Peur rigole, s’agite dans le balluchon, donne un coup de coude à Frustration qui tombe sur Culpabilité qui réveille les autres. Et comme un ouragan mental, Le Fou est soudain harcelé de pensées négatives, néfastes, limitantes, désespérantes : « Tout est foutu ! pense-t-il, je n’y arriverai pas, je n’en suis pas capable, d’ailleurs tout ce que j’essaye rate. Je ne sais même pas où je vais, où je dois aller ni ce que je dois faire… Je suis un nase, un gros nase, je suis né nase et il n’y a rien à y faire, nase je resterai. Inutile de rêver, il vaut mieux le savoir, comme ça je ne m’illusionnerai plus. » Déprimé, Le Mat se lève, reprend son bâton, son balluchon remuant et tout en reportant son regard vers le ciel, reprend sa marche dynamique : « Je ne sais pas où je vais, soit, mais allons-y tout de même. »
Le roulement de la marche apaise les blessures transportées dans le baluchon, elles s’endorment pour un temps. Poursuivant son chemin, Le Mat ragaillardi par des pensées plus saines, retrouve son sourire et sa joie de vivre. Après tout, qui a dit que je n’y arriverai pas ? Il y aura des étapes, bien sûr, 21 d’après ce que j’ai calculé, mais au bout du chemin : la LUMIERE m’attend ! Une lumière resplendissante, merveilleuse, apaisante et réconfortante.